Lena Seauve - Humboldt-Universität zu Berlin

Du point de vue des bourreaux les perspectives « infames » dans Où j’ai laissé mon âme de Jérôme Ferrari

Le roman historique Où j’ai laissé mon âme de Jérôme Ferrari, publié en 2010, évoque, en seulement 150 pages, les traumatismes fondamentaux de l’histoire française du XXe siècle. En sus de sa structure temporelle complexe, la densité narrative du roman résulte d’un procédé que l’on pourrait qualifier de forme spéciale de la narration à perspectives multiples. Du point de vue moral, ces perspectives sont «infâmes»(1): en oscillant entre la voix des victimes et celle des bourreaux, elles révèlent des abîmes moraux qui rendent l’identification du lecteur avec les protagonistes du roman difficile, mais tout autant le «confort» d’une position unilatérale de condamnation de ceux-ci.
Au cœur du dispositif narratif et au point de départ du roman se déroule le récit de trois journées en Algérie en mars 1957. Le protagoniste de l’action, le capitaine de l’armée française André Degorce, a réussi à faire prisonnier un des dirigeants de la résistance algérienne, Tarik Hadj Nacer. L’intrigue se déploie, en utilisant reprises et anticipations, qui forment un complexe tissu narratologique. On suit Degorce et son ardent admirateur et futur contempteur Horace Andréani, de la France occupée aux camps nazis, de la guerre d’Indochine aux procès de l’OAS jusqu’en Algérie de l’après-guerre. Les trois chapitres principaux rendent, à l’aide d’un narrateur à la troisième personne, la perspective de Degorce en insérant de nombreux passages en discours direct. De temps en temps, cette narration hétérodiégétique, basé sur l’action, est percé par des raisonnements degorciens, homodiégétiques, écrits en italiques et mis entre parenthèses. Ces rajouts approfondissent l’aperçu des souffrances psychiques du protagoniste, qui sont rendues de manière plus subjective. Ces passages culminent, aux dernières pages du roman, en un monologue intérieur à l’adresse de son épouse, restée en France. Dans le cours de cette confession intérieure, Degorce mentionne la perte de son âme qui renvoie au titre du roman : « […] Marie-Jeanne, j’ai laissé mon âme quelque part derrière moi » (p. 149). Chacun des trois chapitres est précédé par un passage d’environ 15 pages, qui, de manière narratologique, se distingue visiblement du texte principal. Il s’agit de trois parties d’une inculpation, adressé à Degorce, dans laquelle Andréani couvre son ancien ami et idole de reproches. Au cours de cette accusation personnelle, les expériences communes de guerre et torture se révèlent petit à petit dans toute l’ampleur de leur brutalité impitoyable.

(1) Cf.: Martin von Koppelfels: Schwarzer Peter. Der Fall Littell, die Leser und die Täter. Wallstein 2012.

Le roman se termine sur la quatrième et dernière partie de l’inculpation d’Andréani dans laquelle celui-ci répète et souligne encore le caractère indissociable de la culpabilité des deux hommes: « […] nous sommes arrivés en enfer, mon capitaine » (p. 154).
Trois voix narratives d’importance inégale coexistent donc dans ce texte, et toutes les trois se réfèrent de manière différente au protagoniste Degorce. Le roman se construit autour de la question de la culpabilité morale – il s’agit d’élucider quel parti les caractères ont pris ou pensent prendre dans les conflits de plus en plus ambigus du XXe siècle et de la légitimité des moyens avec lesquels ces conflits sont réglés. Dans ce contexte, ma conférence se penchera sur le recours stratégique aux perspectives narratologiques « infâmes ». L’attention sera fixée surtout sur les représentations de violence de perspective homodiégetiques et leur impact sur le lecteur. Où j’ai laissé mon âme donne une voix importante aux bourreaux, ceux-ci ne sont cependant pas clairement caractérisés comme tels, ni fixés quant au jugement moral que le lecteur devrait leur porter. Les frontières entre bourreaux et victimes sont, au contraire, floues en ce qui concerne le protagoniste Degorce et ses amis/ennemis Andréani et Taher, on peut même parler dans le cas de ce roman d’une construction en chiasme: les perspectives narratives sur leurs actes et leurs jugements moraux semblent profondément contradictoires. Comme les actes de Degorce sont décrits dans trois perspectives différentes, miroitées et doublées par celles d’Andréani et Taher, le lecteur fait l’expérience de l’impossibilité de prendre clairement position moralement ou même de poser un jugement de valeur de l’extérieur aux événements.
En somme, le roman s’abstient d’accorder au lecteur le soulagement d’une identification incontestable avec un des caractères. Il ne lui donne pas la possibilité de canaliser ses émotions négatives dans un clair rejet. Ainsi émerge une tension que le lecteur est contraint à supporter. Les dilemmes moreaux restant insolubles. La stratégie de la narration « infâme » à multiples perspectives s’avère dans son refus radical d’un narratif historique simplificateur, être difficile à supporter pour le lecteur. En même temps, cette stratégie narrative représente une possibilité fructueuse pour le roman historique qui répond aux exigences d’une narration fictionnelle d’évènements factuels.

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